Mme. Tatiana Nikitina
a présenté ses travaux en soutenance le :
30 novembre 2018 à 14h00
à la Salle des Actes (Bâtiment Administration) de l'Université Bordeaux Montaigne - Esplanade des Antilles, Pessac. La soutenance est publique.
en vue de l'obtention du diplôme de Doctorat Études slaves.
Le "ballet russe" de Marius Petipa : un exemple d'hybridation culturelle
sous la direction de Mme PASCALE MELANI, Professeur des Universités et Mme HÉLÈNE LAPLACE-CLAVERIE, Professeur des Universités
Resumé de la thèse (fichier .pdf)
Membres du jury:
Résumé :
Le nom de Marius Petipa (1818-1910), grand maître de ballet du XIXe siècle, est certes mondialement connu du grand public et son importance pour l’histoire de la danse est indéniable. Il a laissé à la postérité une soixantaine de créations dont les plus célèbres sont représentées sur toutes les scènes du monde. Son oeuvre demeure une référence indispensable pour la communauté des danseurs et des chorégraphes. Cependant, en dépit de la renommée universelle de Marius Petipa, son oeuvre reste imparfaitement explorée. En Europe occidentale, et particulièrement en France, sa reconnaissance a été tardive. Fort bien préservées en Russie, les oeuvres de Petipa ont été montées à la fin des années 1960 par Rudolf Noureev qui s’est donné pour mission de transmettre le patrimoine chorégraphique du grand maître de ballet. Et ce n’est que le 8 octobre 1992 à l’Opéra de Paris que le public français découvre le ballet La Bayadère dans la production de Noureev, qui à l’époque, est directeur artistique de l’établissement. D’autres oeuvres de Petipa, oubliées pendant de longues décennies, font actuellement l’objet de redécouvertes.
Marius Petipa, né à Marseille dans une famille artistique, s’était rendu en Russie en 1847 où il a passé le reste de sa vie en travaillant aux services des Théâtres impériaux russes en tant que danseur et maître de ballet. Il est considéré comme le fondateur de l’École nationale de ballet et appelé le père du ballet « russe ». Ce fait constitue un paradoxe intéressant, dans la mesure où il s’agit d’un chorégraphe étranger.
Le ballet « russe » doit son nom au style de ballet qui s’est formé sous l’égide impériale grâce à Marius Petipa. Le ballet à grand spectacle que le chorégraphe développe à partir des années 1860-1870 se caractérise par sa ressemblance avec le style du grand opéra du XIXe siècle : une forme complexe et une tendance au spectacle purement visuel.1 Inauguré en 1862 avec La Fille du pharaon, sur une musique de Cesare Pugni, le ballet à grand spectacle parachève son style à la fin du siècle. Il rompt avec le ballet-pantomime en deux actes et propose une représentation plus longue, comportant de très nombreux artistes et figurants. Les chorégraphies conçues pour le Ballet Impérial dans les années 1890 marquent l’apogée de ce grand style de ballet, avec les oeuvres comme La Belle au bois dormant (1890), Casse-Noisette (1892), Le Lac des cygnes (1895) et Raymonda (1898), tout en confirmant le statut officiel de l’art chorégraphique auprès de la cour impériale. Le nom de Marius Petipa est alors associé à cette grande époque du ballet dit russe.
Notre thèse s’inscrit dans l’étude du transfert culturel qui est récurrente dans les recherches actuelles portant sur les échanges culturels et la circulation artistique et littéraire.2 Le ballet en Russie au cours du XIXe siècle présente un caractère collectif et cosmopolite qui se manifeste par le travail en commun de différents acteurs qui concourent à réaliser l’oeuvre chorégraphique. Il ne peut pas s’agir uniquement d’un chorégraphe, mais du travail des compositeurs, librettistes, décorateurs, danseurs… Ayant pris conscience de cette complexité, nous allons essayer de souligner le côté transnational et multinational du ballet. La collaboration entre artistes de différents pays est caractéristique pour une oeuvre de ballet qui à son tour peut comporter des signes extérieurs d’appartenance à chaque nation. La nature cosmopolite du ballet nous permet de mettre en relief la question de l’hybridation. Une oeuvre est le résultat d’un travail collectif réalisé par des artistes de nationalités différentes. D’un autre côté, lorsqu’une oeuvre traverse les frontières, elle subit des modifications. L’étude du transfert culturel s’avère donc liée aux espaces géographiques ainsi que politiques et sociaux. La Russie, élève de l’Europe en matière de danse et de théâtre, n’échappe pas au processus de la circulation artistique ou littéraire prégnante au XIXe siècle.
Nous allons étudier le contexte d’accueil, mais aussi de départ de ce transfert. Ainsi, la première partie de ce travail a pour but de mettre au jour les différentes raisons qui ont suscité le départ des artistes pour la Russie et de montrer que cette dernière s’inscrit dans le circuit des migrations artistique en Europe. Les pratiques dansées contribuent à la construction de cet espace de circulation. Nous tentons de montrer que la trajectoire de Marius Petipa, Français de naissance et Russe d’adoption, est significative de la mobilité de tout un groupe professionnel. Elle témoigne du rayonnement et du prestige international des maîtres de ballet et danseurs français jusqu’au milieu du XIXe siècle. Nous soulignerons également le rôle du Grand-Théâtre de Bordeaux comme plaque tournante de la mobilité internationale de ce groupe professionnel. Avant même Marius Petipa, qui fit un début au Grand-Théâtre au cours de la saison 1843-1844, plusieurs danseurs ayant un lien direct avec Bordeaux furent invités en Russie, entre autres Jean- Baptiste Landé (?-1748), Pierre Peicam Chevalier, Charles-Louis Didelot (1767-1837), ou encore Alexis-Scipion Blache (1792-1852).
Comme le souligne Béatrice Joyeux-Prunel, « les travaux sur les transferts culturels n’insistent pas tant sur le fait d’une importation que sur les enjeux qu’elle masque, les stratégies qui la motivent et les concurrences qui la motivent et les concurrences qu’elle suscite. »3 Il en découle la problématique de la deuxième partie qui consiste à analyser les usages et pratiques du ballet impérial dans le paysage culturel, social et politique, en se situant cette fois du point de vue du pays d’accueil. La danse est révélatrice de la société au moment où elle y est pratiquée. Nous examinons l’univers cosmopolite de l’organisation du ballet impérial ainsi que l’intégration du répertoire transposé dans le paysage russe. Cette partie montre aussi comment Petipa collabore avec ses collègues français au sein des Théâtres impériaux et comment son oeuvre est influencée par ces derniers. Le ballet de Petipa s’inscrit dans la tradition française du ballet, mais il infléchit le modèle du ballet en Russie.
Cependant, le sujet de cette thèse est d’étudier l’oeuvre de Marius Petipa, et notamment d’analyser la dimension slave de son oeuvre. Pour arriver à cette thématique, nous allons établir une mise en perspective dans le contexte russe. Afin de ne pas accorder une importance injustifiée à ce sujet, l’un des enjeux de cette thèse sera de retracer et de représenter le thème slave et russe dans le ballet impérial en Russie du XIXe siècle auquel la troisième partie est consacrée. Nous nous demandons pourquoi les chorégraphes français décident de créer un ballet sur un sujet slave. Afin d’étudier les oeuvres de Petipa, nous étudions celles de ses prédécesseurs. Sont analysés Le Prisonnier du Caucase ou l’ombre d’une fiancée (1823) et Rouslane et Lioudmilla ou Tchernomor, le sorcier maléfique (1824) du chorégraphe français Charles-Louis Didelot. Le ballet abordant le monde slave apparaît également dans l’oeuvre de Jules Perrot. Le ballet signé par Arthur Saint-Léon, Le Petit Cheval bossu (1864), inspiré par le conte de Piotr Erchov, connaît un vrai succès. Le chorégraphe français s’adressa également à l’oeuvre d’Alexandre Pouchkine pour son ballet au thème russe, Le Poisson doré (1867). Les ballets méconnus et peu étudiés de l’oeuvre petipienne qui abordent un sujet slave sont envisagés : Roxana, la Belle de Monténégro (Saint-Pétersbourg, 1878) et Mlada (Saint-Pétersbourg, 1879). Perçoit-on, dans ce travail opéré sur les oeuvres de ses prédécesseurs, un infléchissement du sujet ou de la mise en scène en lien avec le contexte de réception ? La situation politique et sociale anticipe l’apparition de spectacles sur des sujets slaves dans l’oeuvre de Petipa dont les ballets s’inspirent avant tout de l’univers européen. Nous étudierons les différents éléments qui manifestent cet aspect slave : la scénographie, la musique, les danses… Le livret de ballet, outil principal du ballet du XIXe siècle, réside au coeur de la troisième partie de la thèse. Afin d’aborder la thématique slave et russe et de découvrir comment elle se manifeste dans le ballet, nous examinerons le texte des livrets.
Ces analyses montrent que ces oeuvres coïncident avec un moment de tensions sociales et d’émergence des idées nationales au sein du pays d’accueil au XIXe siècle. Le ballet présente dans ce cas non seulement un intérêt artistique, mais aussi social et même politique. Il surgit du besoin de montrer la nation. Ces oeuvres confirment la volonté du ballet de s’adapter, à sa manière, aux tendances du jour, reproduites cependant d’une façon conventionnelle. Les oeuvres littéraires des auteurs russes, poèmes et contes, ainsi que le folklore slave deviennent la source d’inspiration principale de ces créations.
La méthode appliquée dans cette thèse est plurielle et interdisciplinaire. La thèse croise différentes disciplines d’études : études slaves, histoire de la danse, histoire culturelle comparée. Cette méthode diversifiée et riche de plusieurs approches pour interroger le sujet proposé, ouvre, nous semble-t-il, de nouvelles pistes de réflexion.
1 - SCHOLL T., From Petipa to Balanchine : classical revival and the modernization of ballet, London, Routledge, 1994, p. 4.
2 - CHARLE CH., « Comparaisons et transferts en histoire culturelle de l’Europe. Quelques réflexions à propos de recherches récentes », in Les cahiers Irice, 2010/1 (n5), p. 51-73. En ligne : https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-irice-2010-1-page-51.htm]. Consulté le19/09/2018.
3 - JOYEUX-PRUNEL B., « Les transferts culturels. Un discours de la méthode », Hypothèses 2003/1 (6), p. 153, en ligne, consulté 10/09/2018p. 153.