Mme. ELSA AYACHE
a soutenu le :
18 octobre 2018 à 14h00
à la Maison des Arts - salle d'exposition . La soutenance est publique.
en vue de l'obtention du diplôme de Doctorat Arts (Histoire, Théorie, Pratique).
L'informatique, outil et médium du peintre, vers une pratique du "lâcher prise"
sous la direction de Mme HELENE SAULE-SORBE, Professeur des Universités
Resumé (fichier .pdf)
Membres du jury:
Résumé :
Le point de départ de ma recherche est ma propre pratique picturale, laquelle est traversée par la conscience d’avoir du mal à peindre. Si cette pratique constitue un espace d’expression et d’appartenance à soi-même sans limites, j’appréhende l’immensité de cet espace. Où aller ? De quelle manière ? Comment surmonter les hésitations ? Comment être sûre de prendre les bonnes décisions ? Quelle piste ou quelle exploration privilégier ? Comment passer outre ces obstacles ?
La pratique de la peinture relève d’une immersion. Au sein de l'atelier, au cœur du travail du peintre, se jouent de multiples opérations plastiques et mentales spécifiques. Une dynamique est en jeu, celle d’une marche vers de nouveaux possibles au sein de laquelle s’intercalent des choix et des prises de risque. C'est ici, dans cette tension entre ce qui n'est pas anticipé et ce qui tente de se déterminer que mon travail pictural existe. Je travaille sur l’interprétation et la représentation de notions, d’événements et d’images pour élaborer plusieurs niveaux de sens ou de lecture et semer le doute quant aux choses. Ainsi, par exemple, des espèces animales sont prises à partie pour faire écho à nos tragédies quotidiennes ou nos conduites ; des bananes parlent de nos échecs, des crashs aériens traitent de nos points de non-retour, des parachutistes ou des surfeurs de nos prises de risque etc. Interrogeant les relations et voisinages divers et improbables entre les choses, mon travail engage ironie, intimité, dérision, poésie, gravité et absurdité. Cette manière de pratiquer où rien est acquis ne poserait pas, a priori de problème, s’il ne conduisait pas tout droit à l’impasse. Aussi ai-je souhaité m’attacher à l’étude des difficultés inhérentes au travail de peintre. Quelles en sont les causes ? Comment les processus créatifs sont-ils impactés et quelles remédiations peuvent-elles être envisagées de la part des artistes ? Parmi elles, la voie du lâcher prise en peinture a constitué le sujet de mon doctorat.
Le choix d’investir l’informatique puis d’en faire un objet d’étude est un pari. À la manière d’un stratagème pour ruser avec soi-même, peut-être cette technique pouvait-elle m’aider à trouver les idées et les gestes d’une dépossession de soi propice à la re-prise de la pratique. J’ai ainsi posé l’hypothèse positive que l’informatique pouvait constituer une des solutions possibles au bénéfice de l’artiste, de sa pratique picturale et ses problèmes. Elle suppose d’admettre que, premièrement, l’informatique soit aujourd’hui une modalité de travail pour le peintre et deuxièmement que l’idée de lâcher-prise ait un sens dans le cadre d’une pratique picturale. Si la photographie, le cinéma, ou la vidéo ont chacun, à un moment donné de leur histoire, interrogé leurs relations à la peinture, qu’en est-il aujourd’hui pour l'informatique ? Comment informatique et peinture partagent-elles leur contemporanéité au sein de la création artistique ? Comment y dialoguent-elles ? Sous quels angles l’informatique soulage-t-elle le peintre et peut-elle conduire à une forme de lâcher-prise ?
Plusieurs précisions et positions de principe sont à apporter quant à l’introduction de l’informatique dans le travail pictural pour situer le propos de la thèse. Les projets artistiques étudiés ainsi que les recherches menées sur le lâcher-prise amènent à penser les questions de vitalité ou mise en péril de la peinture comme faux problème. Au début des années 2000, tandis que l'émergence et l'utilisation novatrice des techniques numériques bat son plein dans de nombreux champs d'activité, se font jour des résistances et des frictions qui secouent le monde de l'art. Elles semblent rejouer un scénario bien connu : celui de la mort de la peinture en 1839, dont la possible concurrence avec la photographie fit la une de la presse critique, comme elle alimenta la crainte des artistes. Paul Delaroche qui, s’il reconnut et venta les apports de la découverte de Daguerre pour les peintres, s’en serait aussi inquiété de retour à l’atelier : « La photographie est née, la peinture est morte »[1]. Ma réflexion ne souscrit pas au débat sur la mise en péril de la peinture, ni à la dissociation des arts par catégorie. Il peut être rassurant de parler de la technique numérique sous l’angle d’une irréductibilité et d’en déduire une identité monolithique, comme si elle n’était que cela. Mais ce que les techniques partagent entre elles est plus important que ce qui les différencie, que leur particularisme. Le paradigme d’une fin de la peinture n’en finissant pas de refaire surface, toute tentative d’approche des peintres et l’examen de leur activité pourraient s'assimiler à une illustration passive ou à une contre-offensive qui manipule et méconnait la réalité du faire et des pratiques. Je passerai outre la logique interne de cette théorie réductrice pour prendre en compte la matérialité de la pratique picturale qui n'a cure de cela. Nous souhaitons développer une pensée ou rien n’est hermétique et où le lien des médiums s’affirme par la compréhension de ce qu’ils sont dans leur complexité. Ainsi, dans la perspective où « la » peinture échappe aujourd’hui à toute tentative de définition exhaustive, nous observerons comment l'informatique appréhendée comme outil mais aussi comme médium du peintre poussera à reconnaître la présence renouvelée, écartelée mais flagrante de la peinture sur de nouveaux supports et à la définir comme immatérielle et dynamique.
Les expériences menées au sein de mon travail artistique ainsi que les enquêtes de terrain menées auprès d’artistes peintres exploitant l’informatique amèneront à élargir notre compréhension du lâcher-prise. « Lâcher prise » est une expression très à la mode. Pourtant, elle a quelque chose de doublement paradoxal. Premièrement dans son étymologie en associant un terme et son contraire. Deuxièmement lorsqu’elle se rapporte au champ a priori libre qu’est celui de l’art et de la peinture en particulier. Qu’on ne s’y méprenne pas : il n’est pas question de chercher, au travers d’un art qui deviendrait thérapie la libération du moi et du sujet. Il n’est pas cherché une forme de peinture qui serait pure expressivité. Il n’est pas non plus question de s’autoriser à faire n’importe quoi. Le lâcher-prise s’applique à une activité de peintre entendue comme démarche ou plus exactement, selon la notion chère et défendue de Monet comme « travail »[2]. Il est donc question de définir prises, emprises et déprises. Aussi mon approche, dans le cadre de cette thèse ne concerne pas seulement l’œuvre peinte du point de vue de son résultat mais aussi de sa genèse. Si peindre est une recherche, alors on peut aussi l’interroger depuis les errances et les tentatives qui définissent son chemin et qui renvoient à des problèmes plastiques concrets.
L'enjeu du lâcher-prise, ici, est de trouver un juste équilibre entre des composantes afin de développer une (dé)marche relativement sereine de la pratique picturale. Ainsi l’immersion recherchée ne s'entrave pas elle-même. Les moments de recul et de questionnement du peintre sur son travail n'effondrent pas son entreprise. Cette dernière, certes tendue, ne doit pas moins rester ouverte et fertile. Le doute y est déjà une piste. Il s'agit donc, pour le peintre, de prendre le contre-pied des puissantes influences qui lui sont extérieures comme intérieures et, parmi celles-ci, sa propre volonté de maîtrise et de contrôle.
En mettant en avant des méthodes spécifiques de travail, nous verrons que l’informatique permet d’éliminer de nombreuses contraintes et de travailler « autrement » la peinture. Nous verrons spécifiquement comment le logiciel constitue un support à la composition picturale puis comment, en retour, l’image numérique influe sur la représentation picturale tout en faisant émerger de nouveaux types formels, amenant des mutations dans la pratique, les questions du geste, de la lumière, de la couleur, de l’espace, du support jusqu’à celle de l’exposition. Nous analyserons les rapports de solidarité ou de complémentarité – aide, réciprocité et cohabitation sereine – que chacune noue avec l’autre sous le regard du peintre. Dans cette perspective, la technique informatique sera prioritairement appréhendée comme outil.
Envisageant la technique informatique comme médium, la seconde partie va nous amener à explorer d’autres types d’interactions avec la peinture. Cela n’ira pas sans le risque, pour elle, d’être déplacée, tant sur les plans théoriques que pratiques. En effet, si l’informatique peut devenir une méthode de travail qui gagne une spécificité dans le champ pictural, c’est au prix d’un abandon des matières de la peinture. Ainsi nous traiterons les phénomènes de transfert et de numérisation comme moyen de virtualiser des peintures achevées ou en cours d'exécution. Le virtuel sera ce nouvel espace d’expérimentation au travers duquel des processus de création picturale pourront non seulement refaire surface, mais aussi se développer. Des réalisations artistiques exploitant le programme informatique seront particulièrement analysées comme moyen de prendre le relai d’un travail de peintre pour le mettre en action, devant nos yeux.
La troisième partie complètera-t-elle une typologie des relations entre ces mediums. Elle pointera les puissances et les impuissances de la technique vis-à-vis d’un « lâcher-prise » en peinture. Ce sera l’occasion d’en établir les conditions et d’en approfondir la compréhension. Si de nouvelles expérimentations picturales sont possibles par le biais de la machine, celle-ci, dans la course de ses performances ne saurait se mettre en concurrence avec la peinture mais plus vraisemblablement avec les peintres et leur créativité ainsi que leur liberté de questionner. Également, si l’on considère que lâcher prise est un exercice de dépossession d’attentes, d’exigences et de résultat alors, c’est alors aussi à la fois dans un face-à-face du peintre avec le medium peinture et un face-à-face avec lui-même qu’il peut avoir lieu. Nous verrons comment la question de la déstabilisation peut paradoxalement en être une voie d’accès. Nous verrons également comment envisager un laisser-faire, au sens d’un laisser-filer. Par l’abandon d’une démarche volontariste visant une finalité, – le refus du but, l’immersion pour progresser moyennant la mise en avant et la persévérance du faire –, nous verrons que le peintre lâche prise parce qu’il peint.
La finalité de ce travail théorique vise une pratique qui relance la peinture, cette fois-ci plurielle, libérée et généreuse.
[1] Propos extraits du discours d’Arago, « Rapport à la Chambre des Députés, 3 juillet 1839 », in A. Rouillé, La Photographie en France (1816-1871), Paris, Macula, 1989, p. 39.
[2] Voir sur ce sujet l’étude terminologique de la correspondance de Claude Monet de Caroline Meyer, dans l’article : « En lisant Monet… esquisse d’une étude terminologique de la correspondance du peintre », in Correspondances. Arts plastiques, musique, audiovisuel, N°4, 1992, Université Marc Bloch, Strasbourg, p.56.